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Journal d’exposition « À corps perdus », Gregory Fenoglio

À propos de l’exposition « À corps perdus » du 16 mars au 20 aout 2018 au Musée des Beaux Arts d’Arras

Hervé Lesieur « À corps perdus »

Hervé Lesieur est un sculpteur. Il a aussi beaucoup travaillé pour le théâtre comme scénographe. Le dessin occupe une place importante et des fonctions diverses dans son oeuvre, lui permettant de concevoir des sculptures et des scénographies, mais aussi, a posteriori de leurs réalisations effectives, d’en explorer des prolongements graphiques et d’autres visions. Par filiations d’idées et reprises de formes, l’artiste construit donc des passerelles (des échanges) entre les catégories artistiques de la scénographie, de la sculpture et du dessin. Ce processus de création est également ouvert, dans les conditions techniques d’une réalisation, à la prise en compte du hasard et à l’acceptation de l’inattendu. Ce processus caractérise donc ces chemins de traverse où « l’impensable » peut se réaliser ; avec pour condition, que le potentiel artistique d’une oeuvre – sa nature matérielle, plastique, esthétique, et symbolique – n’est pas déterminé à l’avance. Dans cet état d’esprit, Hervé Lesieur fait des matériaux trouvés les embrayeurs de sa création. Il en est ainsi avec les pièces industrielles récupérées dans une usine désaffectée et, plus singulièrement encore, avec des ossements humains.

L’éternité, plus un jour

L’extraction d’un ossement humain, lors des premiers travaux dans sa maison, amènera Hervé Lesieur à découvrir que cette maison avait été construite sur un ancien cimetière du Moyen Âge. Ainsi, chaque fouille confirmera la nature « habitée » du terrain. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, alors que ces ossements étaient entreposés dans une boîte de son atelier, qu’il entreprit de les nettoyer et de les assembler dans son œuvre La Femme serpent (2010) .

Alors que les hommes du Moyen Âge vivaient en présence de leurs morts, dans un contexte de guerres, de famines et de pestes pandémiques, nous les reléguons aujourd’hui au cimetière. À présent, la mort est prise en charge par des institutions anonymes. Si à la Renaissance on déterrait les morts pour les ausculter et découvrir comment ils étaient constitués, cette familiarité avec le corps défunt n’appartient plus à notre culture. Ce sont d’ailleurs les artistes qui ont initié cette pratique de la dissection des corps à la Renaissance au service de l’art, anticipant l’étude médicale et une recherche scientifique spécifique.

La locution latine « memento mori » nous rappelle qu’aussi démesuré soit notre orgueil, la mort est toujours victorieuse de nos vanités humaines : « n’oublie pas que tu es mortel ». Ainsi, la vue d’un squelette est le miroir d’un futur qui atten­d tout homme et qui témoigne de la caducité de la vie, du nivellement de toute différence de richesse, d’âge ou de pouvoir. Mais puisque la mort et la vue d’un cadavre sont hideuses, comment les convertir en spectacle ?

« L’aspect de montage-démontage que revêt la statue anatomique, après nous avoir stupéfié et, peut-être, soulevé le coeur, finit par susciter quelque chose comme une admiration topologique devant le vivant »1

Assembler, emboîter, articuler, visser… un ensemble de procédures techniques caractérise la réalisation des vanités contemporaines

d’Hervé Lesieur. Elles reconstituent des corps imaginaires et renouent avec la machinerie présente de ses premières sculptures constituées d’engrenages et de rouages comme Machine sentimentale (1983) corps en plâtre, Hervé Lesieur procède à des réagencements d’ossements et cette esthétique du montage, ce principe combinatoire, fonctionne de façon analogue avec des pièces industrielles d’Une Annonciation (2014). Cette esthétique régénère les possibilités de l’assemblage, en un mouvement organique, comme si « l’oeuvre proliférait d’elle-même en une germination signifiante »2.

Or, ses assemblages sont aussi des réparations, une remise en état des ossements épars ou brisés. Mais la réification des « corps » est un engagement artistique qui n’appartient pas au domaine de l’archéologie, elle est une création plastique qui se construit à partir de questions sculpturales (matérialité, équilibre, plein, vide…) et qui rejoignent des préoccupations théâtrales. Ces propositions sont déconcertantes, elles sont des mises en scènes, des visions déformantes des corps (théâtralisées), émancipées des rituels sociaux liés à la mort. D’abord, elles réunissent la réalité et la fiction, la matérialité et sa représentation, en une dialectique de la vie et de la mort. Être un sculpteur, pour Hervé Lesieur, c’est assembler des formes en un certain ordre, mais c’est aussi confronter des formes à leur portée symbolique.

Les corps représentés par Hervé Lesieur ont des réalités polymorphes, ils se transforment et se métamorphosent. L’artiste puise ainsi son inspiration dans la mythologie et la littérature fantastique, comme avec Les Bras de la Vénus de Milo (2002), grand spectacle de générations de formes et de régénérations de corps. Il y a dans cette tératologie artistique une puissance de vie. Même, la chair informe3 de la sculpture en latex Un Baiser (2003) est un corps régénéré par le souffle d’un autre corps.

Avec La Femme serpent (2010), la mutation du corps humain en un animal est du domaine de la fable, elle est l’archétype de l’ironie dans la superposition des apparences. Mi-femme, mi-serpent, animalité et humanité confondues, cette métamorphose est un puissant travail de déplacements. Car si le crâne est le symbole tangible de la mort, l’application d’un rouge à lèvres nous plonge dans une vision de la mort entrelacée à la fête qui renvoie à la tradition des danses macabres. Ici le souverain Thanatos fait corps, soudainement, avec Eros. Cette vision transfigurée – maniériste – de la séduction est d’une puissante étrangeté, simultanément objet de fascination et de répulsion, « la joie suppliciante »4 dit Georges Bataille, cet « art de tourner l’angoisse en délice »5.

Comme nous l’évoquions auparavant, nous ne vivons plus avec nos morts, nous sommes dans un « détournement du regard »6 qui en conjure l’angoisse ; nous nous efforçons d’oublier et d’occulter la mort. Les vanités contemporaines d’Hervé Lesieur seraient donc des invitations à renouer un rapport avec la mort selon une authentique expérience esthétique.

« Seul ce qui excède la réalité peut dépasser l’illusion de la réalité »7

Penchons-nous à présent sur l’oeuvre Narcisse réalisée par Hervé Lesieur en 2015 et évoquons d’emblée ce qui n’est pas visible, sa nature intérieure. L’oeuvre est constituée d’un assemblage d’ossements dont les points de fixation sont réversibles. Par un travail d’emboîtement de formes et de vissage, les éléments qui la constituent sont presque intégralement démontables au sein d’une boîte en bois qui s’apparente à un retable. L’oeuvre a une nature hybride, elle entremêle des ossements réels et des éléments artificiels. Comme cette articulation que l’artiste sculpte comme une « boule de billard » et recouvre de feuille d’or, rendant difficile de la différencier du reste de l’os, également recouvert d’or. Il faut alors une attention particulière pour envisager que cette rotule, anatomiquement (trop) régulière est un artifice. L’oeuvre réitère donc ce jeu du double, inhérent au mythe de Narcisse : substitution du présenté au représenté et de la réalité au simulacre. De même, son bassin que l’artiste recrée de toute « pièce » est aussi recouvert de feuille d’or, il est surdimensionné afin d’accueillir le propre crâne renversé de Narcisse. Hervé Lesieur détourne donc ce mythe par ce renversement du corps, il projette la vérité anatomique du côté du fantasme de Narcisse et la met en scène dans sa plus totale dérision : Narcisse est tellement amoureux de son image qu’il accouche de lui-même.

Sépultures et boîtes à malices

« Qu’est-ce qu’une boîte ? Un récipient d’air. Ce moyen de déplacement et de transport de l’objet, sous couvercle ou couverture idéologique, peut être aussi lieu du sujet, emboîté répétitivement en lui-même comme une poupée russe »8

En 1979, Hervé Lesieur réalise Voyage en caisse (1979), une performance au cours de laquelle il se dissimule dans une boîte. Il est alors étudiant à l’école d’art et décide de se faire transporter clandestinement dans cette caisse de transport d’oeuvre. Volontairement prisonnier de sa boîte, précédant ironique au Narcisse dans son tombeau, il voyagera pendant trois jours comme une sculpture, selon un protocole de livraison qui faisait de son corps une oeuvre d’art à livrer. Dans l’espace très exigu de cette caisse, avec son matériel de survie, cette performance inaugurale fut une performance de l’immobilité, du souffle coupé et de la passivité. Après trois jours de trajets en camion et quelques frayeurs d’être démasqué, la caisse fut livrée à son école le jour de l’exposition des étudiants. Trois jours de voyage, une temporalité qui rappelle ironiquement que le Christ est ressuscité le troisième jour après sa mise au tombeau. Pour Hervé Lesieur, la résurrection des corps dans les mythes et leur mise en boîte ont une valeur d’exposition.

Gregory Fenoglio

Professeur d’arts plastiques en CPGE, lycée Gambetta-Carnot, Arras

Edition L’être lieu, Journal d’exposition n°10 en chair et en os mars 2018

1 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, 2013, Le Temps des images, Gallimard, p.108.
2 Georges Didi-Huberman, L’Empreinte, 1997, Les Éditions du Centre Pompidou, p.101
3 « La chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l’angoisse. Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation du « tu es ceci – tu es ceci, qui est le plus loin de toi, ce qui est le plus informe. » Jacques Lacan, Le Séminaire, liv. II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Le Seuil, 1978, p.186-187
4 Georges Bataille, L’expérience intérieure, 1943, Gallimard, p.47
5 Ibid. p. 68
6 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p.247
7 J. Baudrillard, Le Crime parfait, Paris, Éditions Galilée, 1995, p.37
8 François Perrier, in Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Florence de Mèredieu, p.146