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Journal d’exposition «À corps perdus», Elodie Degroisse

À propos de l’exposition « À corps perdus » du 16 mars au 20 aout 2018 au Musée des Beaux Arts d’Arras

MEMENTO MORI

Esthétique de la mort chez Oscar Wilde, Samuel Beckett et Hervé Lesieur

Souviens toi que tu vas mourir… Du tableau en décomposition dépeint par Oscar Wilde dans le décadent Portrait de Dorian Gray, aux corps mutilés et décomposés des pièces de Samuel Beckett jusqu’aux squelettes hybrides d’Hervé Lesieur, tous nous rappellent avec violence la vanité de l’existence humaine.

On pourrait avancer que l’esthétique wildienne du corps célébré puis honni, de la Beauté absolue violemment dégradée, constitue une étape essentielle menant à l’esthétique beckettienne du corps-déchet. Chez Wilde, on ressent encore la présence/absence du Beau qui reste une trace, un souvenir, une possibilité qui s’éloigne jusqu’à disparaître chez Beckett. Wilde garde le goût de la célébration esthétique du corps en gloire mais il sait que cela ne peut être qu’un moment : la dégradation de la mort s’abat d’un coup sur le personnage alors que toute l’oeuvre de Beckett consiste à décrire cette dégénérescence de corps sans cesse rongés par la mort qui les démembre, les disloque, les dégrade. Beckett creuse l’esthétique wildienne de la décomposition, de la déchéance. Chacun peut voir la mort à l’oeuvre : vivre, c’est commencer à mourir. L’horreur absolue étant que la mort ne vient jamais mettre fin au pourrissement : le corps ne redevient pas poussière mais demeure chair en décomposition. L’angoisse d’une vie-mort est la condition humaine que dépeint Beckett, quand Wilde décrit la décadence séduisante et répugnante à la fois de son monde. Hervé Lesieur franchit encore une étape quand il nous confronte à la vision de ce que nous sommes condamnés à devenir, ossements sortis de leur terre pour trouver une seconde vie après la mort, tel le crâne de Yorick exhumé par le fossoyeur et célébré par Hamlet.

Le corps humain devient objet : l’énergie vitale de Dorian passe dans le tableau tandis que l’homme se statufie, pétrifié dans son éternelle jeunesse. Dans L’importance d’être constant, le protagoniste raconte quant à lui avoir été placé dans un sac à main, colis abandonné dans une consigne de gare puis récupéré en échange d’un ticket et à qui l’on donnera le nom d’une gare : c’est le dérangeant spectacle de l’humain devenu marchandise. Chez Beckett le spectateur ne parvient pas à déterminer si les personnages sont morts ou vivants car la distinction n’est plus opérante : la mort est toujours déjà dans la vie. Nombre de ses oeuvres explorent la possibilité que l’être humain puisse n’être qu’un objet parmi d’autres, et même un objet dénué de vie, réifié.

La vie abandonne progressivement ces corps qui se momifient, plus tout à fait humains mais hybrides, fusionnant avec le minéral dans le cas de Winnie dans Oh les Beaux Jours qui s’ensevelit au fur et à mesure de la pièce dans la terre jusqu’à ne faire plus qu’un avec le monticule, comme si celui-ci se substituait à son corps. Hervé Lesieur donne lui à voir l’au-delà de la mort pour mieux dire quelque chose de la vacuité des vivants.

Avec le squelette vertigineux de Narcisse qui semble s’engendrer lui-même, il brouille les frontières de la naissance et de la mort. Si le narcissisme, l’amour de soi, est essentiel à la survie, la fixation narcissique est, elle, funeste. Le sujet s’oublie au profit de son image, figé dans la contemplation de soi jusqu’à la mort. Le miroir ne se contente en effet pas d’être un simple réflecteur mais devient l’outil aliénant où l’on se consulte, se scrute, se déchiffre, s’interprète. Wilde renouvelle le topos du miroir narcissique car celui-ci ne se contente pas d’être un reflet complaisant mais au contraire déformant : Dorian est une sorte de « Narcisse-Janus » dont l’une des faces reflète la beauté et la vie triomphantes, et l’autre leur inverse, c’est-à-dire la laideur et la mort. C’est cette dimension abjecte de l’oeuvre d’art, du portrait cadavre, exprimée avec force par Wilde, que Beckett réinvestit, notamment au théâtre. De Wilde à Beckett, l’abject envahit la représentation de soi jusqu’à la rendre insupportable, comme le définit Julia Kristeva :

Il y a dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Ecoeuré, il rejette.

Un absolu le protège de l’opprobre, il en est fier, il y tient.1

L’abject, c’est ce qui menace mon identité et que je cherche à expulser hors de moi. Dorian Gray se trouve dans un rapport d’abjection à l’égard de sa propre image : il éprouve horreur et dégoût à la vue du portrait mais se voit protégé de « l’opprobre » grâce à son autre masque social d’éternel jeune homme, paradoxalement « fasciné » par son image abjecte absente de son visage et « écoeuré » par la présence inacceptable tableau-déchet. Le dégoût finit toutefois par l’emporter quand Dorian cherche à expulser l’image immonde en la détruisant par crainte de la menace que l’existence du portrait constitue pour sa couverture en société, mais il ne fait que reconnaître l’identité du moi et de l’abject : il est ce déchet. En lacérant le tableau, Dorian fait l’expérience de l’abjection de soi, il s’autodétruit. Les squelettes de Lesieur à leur tour fascinent et révulsent dans un même mouvement puisqu’ils nous forcent à nous confronter au spectacle macabre de notre condition sans issue : la force du sentiment de l’abject est maximale lorsque le sujet découvre qu’il est lui-même abject.

Traditionnellement, la vue du cadavre brouille la distinction entre vie et mort : le corps doit être enterré afin de ne plus faire partie du monde des vivants et rejoindre celui des morts. Or les cadavres vivants sont dépeints sur la page, exhibés sur scène ou exposés dans une galerie, à la vue de tous, même si la possible proximité charnelle avec un corps, dont on peut soupçonner qu’il est un cadavre, dérange le spectateur encore plus radicalement que la représentation mentale que le lecteur peut se faire du tableau décomposé de Dorian. Dans Fin de partie, Beckett montre à l’ouverture le personnage de Hamm, immobile, possible cadavre, recouvert d’un linceul, tel le portrait de Dorian. C’est ce paradoxe qui se retrouve et évolue depuis Wilde jusqu’à Beckett, puisque le portrait classique est censé figer pour l’éternité la vie, l’apparence physique du sujet représenté, et que le tableau vivant doit, comme son nom l’indique, montrer la vie dans l’immobilité. Or, ce que le tableau de Dorian montre, c’est la décomposition de son corps jusqu’au devenir cadavre, et ce que montre le tableau vivant à l’ouverture d’Endgame, c’est la mort qui en ronge les protagonistes.

Un demi-siècle après Wilde, Beckett donne à voir une menace plus intime : c’est l’intégrité de l’individu, de son corps qui est menacée. Pas de moralisme social chez Beckett mais l’angoisse du devenir-objet, de l’humain qui devient inhumain : « All is corpsed », écrit Beckett dans la version anglaise de Fin de partie, tout est cadavérisé. Les parents de Hamm ne sont plus que des troncs soustraits à la vue dans des poubelles, comme pour mettre au rebut la vieillesse et la dégénérescence de l’être qu’on ne saurait voir. Les restes du corps vivant ne sont plus montrés comme un petit tas de cendre dans une urne, image acceptable de retour à un état premier, mais comme des chairs en décomposition dans une poubelle, image abjecte. Le rite religieux est désacralisé. La condition humaine, c’est désormais le devenir ordure. La décomposition du corps par le temps qui passe n’est plus médiatisée par une représentation picturale, elle est montrée sur l’humain lui-même, avec d’autant plus de violence que Beckett choisit le théâtre, art charnel par excellence. Le spectateur est directement confronté à la vision de deux corps mutilés et dégradés jetés à la poubelle, alors que celle-ci relevait de l’imaginaire dans le roman de Wilde. Le corps vivant beckettien est déjà en train de devenir cadavre : il ne peut plus expulser l’abject hors de lui, il est abject, comme le monde qui l’entoure. Que dire alors des crânes qu’Hervé Lesieur travaille pour les muer en oeuvre d’art ? Cette fois, ce n’est plus l’évocation de la mort dans la vie mais de la vie après la mort. Inquiétante étrangeté de fragments de corps humains que l’on reconnaît et qui sont pourtant radicalement autre, perturbant dans la mesure où ils sont détachés du corps lui-même. Le crâne a toujours été un motif obsédant dans l’art, Hamlet bien sûr, les vanités aussi, mais que l’on prenne ici seulement l’exemple du monologue de Lucky dans En Attendant Godot qui se termine sur le ressassement de l’image angoissante du crâne dans le Connemara dans la version anglaise: « the skull, the skull, the skull, the skull in Connemara. » L’ouest irlandais est dépeint comme chargé des squelettes des morts qui hantent Lucky. Cette terre irlandaise est terre funèbre, enfermée dans le passé et enfermant celui qui la foule. Chez Beckett comme chez Lesieur, il ne reste plus que le crâne, lieu paradoxal de vie et de mort, crâne-matrice de la création qui, au lieu de s’éteindre, revit, se rallume. On n’en finit pas de mourir et de renaître dans un mouvement sans fin de résurrection laïque et parodique. La hantise de la mort ressentie face à ces crânes, sièges de raison et pourtant désespérément vides, force paradoxalement le spectateur à penser la vacuité, la vanité, le néant, le soumettant à la même torture infernale que Lucky, soudain confronté à ces voix mortes qu’il essaie tant de refouler. Le crâne est le vestige de la raison de Lucky qui n’arrive plus à articuler sa pensée, tel Hamlet mesurant l’angoisse de la condition humaine devant la tombe ouverte par les fossoyeurs ou le spectateur des danses macabres proposées auxquelles invitent les oeuvres de Lesieur.

Dans La femme serpent en effet, Hervé Lesieur joue de l’intertextualité avec l’Odalisque d’Ingres et nous confronte à la fusion de la mort et de la séduction. La femme squelette se fait prédatrice et semble prête à l’attaque. Le rouge à lèvres, arme de séduction féminine s’il en est, souligne les dents en plomb brillantes. S’apprête-t-elle à mordre ou à embrasser ? Cette représentation du baiser de la mort rappelle l’image de la princesse biblique Salomé obsédée par l’idée d’embrasser le prophète Iokanaan/Jean-Baptiste jusque dans la mort. « Je baiserai ta bouche Iokanaan », leitmotif de la pièce de Wilde, cristallise le désir charnel et irrépressible de Salomé. Telle la femme serpent de Lesieur, Gorgone fatale, Salomé réclame la tête de celui qui se refuse à elle. Son désir pour la bouche de Iokanaan est si fort qu’il transcendera la mort dans une étreinte nécrophile puisque Salomé le fait tuer pour pouvoir enfin l’assouvir, en femme littéralement fatale. La sculpture de Lesieur ondule de sa colonne vertébrale hybride, se livrant à une danse macabre qui rappelle celle de Salomé. La princesse s’unit brièvement à l’être aimé grâce à la danse des sept voiles qui lui permet d’obtenir sur un plateau la tête de Iokanaan et ainsi enfin de pouvoir embrasser le visage décapité de l’objet de son désir, réconciliant temporairement dans une étreinte nécrophile la vie et la mort, le désir et le dégoût, l’élan de la danse et la rigidité du cadavre, le mouvement et l’immobilité, l’action et la contemplation : « il n’y avait rien d’aussi noir que ta bouche ». Puis la langue s’emballe quand Salomé exprime son amour : « Moi je t’ai vu, Iokanaan, et je t’ai aimé. Je t’aime encore, Iokanaan. Je n’aime que toi…»2 (Wilde 1993, 163) Les mots ne s’accumulent plus, ne se multiplient plus, seul subsiste le terme « aime » que Salomé répète à l’envi, jusqu’à l’obsession. L’itération verbale dit autant l’affolement du texte que celui des sens de Salomé. Enfin, tel un flot qui se tarit, les mots de la princesse s’épuisent jusqu’à l’expression finale « j’ai baisé ta bouche, Iokanaan » : une fois le désir satisfait, le langage se meurt, ne demeure que le constat amer de ce baiser qui est autant une victoire qu’une défaite pour Salomé. Mort de Iokanaan, mort du désir mal satisfait et donc mort du langage qui n’a plus rien pour le nourrir. Il n’y a plus que sidération de la part de Salomé dans l’union nécrophile que représente le baiser à la tête tranchée de celui qu’elle aime. Dire la beauté de Iokanaan, c’est lui conférer encore une présence en dépit de l’absence irrémédiable qu’entraîne la mort. Mais le Beau contient toujours son envers : la beauté de Iokanaan, si ardemment glorifiée par Salomé, est exprimée face à la monstruosité du corps décapité de celui-ci. En effet, le thème de la dévoration dans la mort gouverne la scène finale où Salomé embrasse la bouche morte qui est pour elle un fruit dans lequel elle mord, comme les dents métalliques de la femme serpent semblent prêtes à le faire: « Je la mordrai avec mes dents, comme on mord un fruit mûr. »3. Le bonheur ne peut être trouvé que dans l’absence : la destruction de l’être aimé. La mort règne et pourtant le bonheur est là. Tout doit être détruit : le monde de Salomé disparaît avec Iokanaan. Le monstre dévorant de l’absence, du vide, est extrêmement présent dans la description qui donne à voir de manière physique la chair en train d’être dépecée, avalée. Salomé menace la tête de Iokanaan de la jeter aux « charognes » : « Je puis la jeter aux chiens et aux oiseaux de l’air. Ce que laisseront les chiens, les oiseaux de l’air le mangeront…»4 Nécrophilie et nécrophagie se superposent: le bonheur est trouvé dans la consommation du corps mort. Une fois Iokanaan détruit, le désir de Salomé peut être apaisé, une fois le monde disparu, il n’y aura plus de questions, plus de mots, plus rien. Scandale de la fusion d’Eros et Thanatos tant chez Wilde que chez Lesieur qui offre le spectacle d’une dépouille parée des atours de la féminité cherchant à séduire un public absent au-delà de la mort.

Ainsi Wilde, Beckett et Lesieur, sous trois esthétiques différentes, nous confrontent au brouillage des frontières rassurantes entre la vie et la mort, jusqu’à ce que toute distinction devienne inopérante. Source d’angoisse ou invitation au détachement, leurs oeuvres ne nous laissent jamais indifférents: elles nous questionnent, nous fascinent, nous interpellent au plus profond de nous-mêmes et c’est bien là le propre de l’art.

Elodie Degroisse

Professeur d’anglais en CPGE, lycée Gambetta-Carnot Arras

Edition L’être lieu, Journal d’exposition n°10 en chair et en os mars 2018

1 Kristeva, Julia. Pouvoirs de l’horreur. Paris : Ed. du Seuil, « Points Seuil », 1980, p.9
2 Oscar Wilde, Salomé. Paris : Flammarion, 1993, p. 163.
3 ibid, p. 161
4 ibid, p. 161