' Journal d’exposition « À corps perdus », Carine Morand – 2018 - Hervé Lesieur
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Journal d’exposition « À corps perdus », Carine Morand – 2018

À propos de l’exposition « À corps perdus » du 16 mars au 20 août 2018 au Musée des Beaux Arts d’Arras

TENIR ET RETENIR : QUE RESTERA-T-IL DE NOUS ?

Il y a aujourd’hui, dans une société et une époque où tout s’accélère, une tendance à ne pas s’attarder, à passer rapidement d’une idée à une autre ou d’une image à une autre. Nombreuses sont les enseignes publicitaires qui nous enjoignent à gagner du temps, à sentir les choses plus fort et plus vite. Comme le dit Alexis Trousset dans son texte Ma Boule :

Je veux tout . Tout manger. Tout de suite. Un jour il n’y aura plus rien.

Le corps, effectivement, ne retient rien, ou du moins pas définitivement. Toute chair est vouée à se décomposer, tout corps destiné à périr. Mais pour autant on ne peut pas, il nous est insupportable d’admettre, qu’un jour il n’y aura plus rien . L’homme est l’espèce qui se sait mortelle, et la disparition est pour lui source d’une angoisse profonde. Cette frénésie, cette rapidité peuvent aussi préfigurer pour nous le passage au néant, au vide, à la mort. Qu’est-ce qui restera de nous ? Georges Bataille soulignait l’ambiguïté de notre rapport à la mort, qui nous effraie autant qu’elle nous fascine, parce qu’elle est l’irreprésentable même.

Que faire alors ? Ecrire, créer, pour que quelque chose reste ? Que peut-on tenir et retenir, à contre courant de ce qui passe et de ce qui périt ?

 

Le privilège de l’oeuvre d’art est alors d’être précisément quelque chose qui tient. C’est là pour Hannah Arendt ce qui fait la valeur de l’art, dans sa capacité à proposer des choses qui durent, parce qu’elles ne se consomment ni ne s’utilisent. Il y a dans l’art une permanence qu’il n’y a pas dans la vie. Elle affirme même, dans Condition de l’homme moderne, que « la réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs ». L’art contribue profondément à faire du monde ce qu’elle appelle « la patrie non mortelle des hommes mortels ».

Hervé Lesieur, dans certaines de ses oeuvres, réinterprète et réinterroge de manière singulière et forte cette problématique :

Qu’est-ce qui tient ? Que pouvons-nous retenir ? Que sommes-nous en mesure d’arracher au temps qui passe ?

Tenir c’est avoir en main, ne pas lâcher. Retenir c’est tenir encore, tenir ce qui a bien failli nous échapper. Vivre, c’est tenir le coup, tenir debout. Mais tenir à, c’est aussi accorder de la valeur à quelque chose, le distinguer du reste : tenir à des gens, à des lieux, à des principes qui nous aident justement à ne pas lâcher. Et, pour ne pas être ballottés par l’existence et ses événements, nous devons nous y tenir, faire preuve de constance, de stabilité.

Ainsi, dans un travail de scénographie avec le théâtre de la Licorne, pour la pièce Les encombrants font leur cirque, Hervé Lesieur expose des marionnettes représentant des membres d’une troupe de cirque, de « vieux éclopés » qui tentent de refaire les numéros de leur jeunesse, de retrouver ce qu’ils ont été. Mais sur les masques on voit que la peau est flasque, que la chair, hélas, ne tient pas. Nul n’est en mesure de la retenir, de prévenir sa chute puis sa disparition. À l’inverse, dans la sculpture nommée Un jeu d’enfant, on voit un homme suspendu en l’air, comme en lévitation. Seul son crâne touche le mur : il ne devrait pas tenir mais il tient, le corps en apesanteur et le sexe en érection. Comme s’il n’était plus nécessaire de tomber, comme si la Nature n’était plus en mesure d’imposer quoi que ce soit à ce corps. Ici, et comme pour répondre à la détresse des visages fanés des marionnettes, ça tient.

Mais cette expérience du tenir et retenir, Hervé Lesieur la mène d’une manière encore plus originale quand en 1979, dans une performance intitulée Le voyage en caisse, il s’astreint à tenir 36 heures dans une caisse de 1,5 mètres sur 1,20, l’objectif étant de sentir son corps « éprouvé par l’espace restreint de la caisse, faire face à un éventuel danger, dû au manque d’air ou un autre problème de ce genre ». Comment parvenir à tenir tout entier dans la caisse ? Comment faire pour tenir 36 heures ? Que faut-il retenir pour parvenir à mener à bien cette performance ?

Et ce corps vivant enfermé dans une caisse très/trop petite nous semble faire le contrepoint d’une autre de ses œuvres, La Femme serpent : dans celle-ci, on peut voir un crâne humain au sommet d’une colonne vertébrale, faite d’ossements renforcés par des prothèses en nickel. Elle est posée sur un meuble en marbre, lourd et d’une grande solidité. Elle n’a de la femme que le squelette, soit ce qui du corps est le pilier, l’armature, ce qui précisément le fait tenir. Il y a ici finalement un support sur un support, qui nous interroge :

Qu’est-ce qui restera de nous ?

Il est intéressant aussi de remarquer qu’elle est à l’extérieur alors qu’elle devrait, elle, être dans une caisse en bois… L’artiste, le corps vivant, s’enferme dans un espace réduit et met au contraire le corps mort, le squelette, dans le monde. Ce qui pourrait nous conduire à interroger aussi le rapport intérieur/extérieur :

Qu’est-ce qui mérite d’être vu ?

Le vivant se cache et la mort se montre, comme pour prendre à rebours nos angoisses. Il faut donc que les oeuvres de l’homme, produits de son travail et de son imagination, tiennent bon, pour surmonter la violence de la mort, et nous aider, nous, à tenir debout. Mais on voit aussi qu’elles ne peuvent le faire que par un détour, un refus de la vérité, entendue ici comme conformité au réel. L’art ne peut proposer des choses qui tiennent qu’en étant ce « mentir vrai » dont parlait si bien Aragon. Ainsi, pour représenter ce qui tient, il faut mentir, tricher un peu. Les chevaux peints par Géricault ont sur la toile un mouvement et une posture qu’il leur serait impossible d’adopter dans la réalité mais c’est précisément à cette condition qu’ils nous donnent l’impression de courir. Ils ont, comme le dit Merleau-Ponty, « un pied dans chaque instant ». Le rôle de l’artiste est alors d’exprimer l’irreprésentable à travers l’oeuvre d’art, ce qui se trouve à la limite de ce qui peut se représenter : il fait tenir ce qui, en réalité, ne tient pas, ou pas longtemps.

Carine Morand

Professeur de philosophie, lycée Gambetta-Carnot, Arras

Edition L’être lieu, Journal d’exposition n°10 en chair et en os mars 2018