À propos de l’exposition « À corps perdus » du 16 mars au 20 août 2018 au Musée des Beaux Arts d’Arras
DE CHAIR ET D’OS : LA RÉGÉNÉRESCENCE DES CORPS D’HERVÉ LESIEUR
Les œuvres d’Hervé Lesieur, au croisement des arts plastiques, du théâtre et de la performance, explorent de manière subtile de nouvelles configurations du vivant redessinant le statut du corps mu notamment en Machines célibataires, en écho à celles instaurées par Marcel Duchamp. Mais à la différence des machines duchampiennes, les corps dressés par Lesieur sont véritablement porteurs d’un frisson de vie émanant d’une pneuma insufflant des vibrations qui font vaciller les corps des actants ou la matière inerte vers une forme de sensorialité, porteuse d’un trouble pour le spectateur .
Sculpteur, scénographe, dessinateur, Hervé Lesieur est un plasticien qui façonne des corps, met en branle des organes, une machinerie appelant à une nouvelle théâtralité propice à magnifier de nouveaux corps qui se doublent d’un sur-corps, d’un vertige au sens de l’égarement de sens.
Les corps que dessine, sculpte et magnifie Hervé Lesieur, invitent à des frissons insoupçonnés de la chair, à une théâtralité pétrie dans un creuset qui fait osciller la figure humaine, livrent une intrication délictueuse de la chair et des os. Libérées de toute pesanteur, les machines de Lesieur vibrionnent littéralement, dépassant le simulacre inhérent à ces dispositifs, livrent en permanence un tressaut émanant d’une résonnance complexe du corps. Ce qui se joue, c’est une régénérescence, une dramaturgie qui dévoile des êtres hybrides, des corps porteurs d’une nouvelle humanitude, tel ce « général hérisson, canule, à l’envers » apparaissant dans Les Bras de la Venus de Milo spectacle conçu en 2003 par la compagnie la Tarande. Ces corps invitent souvent à réinterroger les origines, cet état de gestation qui offre un agrégat des formes, une matrice qui semble encore contenir ce qui peut advenir du vivant.
Les moules en latex ayant contenu des corps dans Les Bras de la Venus de Milo , la caisse, (Voyage en caisse, 1979) ou les boîtes jouent chez lui le rôle de lieu de l’engendrement des êtres, un « Prélude » aux corps à venir. Il s’agit de partir d’un corps confronté à son dépouillement, d’un corps qui révèle un millefeuille de sens ouvrant précisément sur une certaine connaissance de l’homme. Toute l’oeuvre de Lesieur est comme soumise à une chronique des soubresauts des corps, une généalogie d’une cohorte des êtres. Le geste de l’artiste les magnifie, exalte et fait palpiter la chair. Les scénographies tout comme le paysage sont envisagés comme des corps que le spectateur est invité à arpenter (terril), à toucher pour saisir et sentir une certaine déréliction de la matière que l’artiste ne cesse de mettre en branle.
Le dispositif qu’il conçoit révèle un corps à corps entre le vivant et la machine, engendrant une forme de trouble pouvant féconder un corps incandescent, un babil de vie et des « frissons » propices au vertige et aux affects de la chair. La chair est chez lui pourvue d’os, une armature qui joue le rôle d’une prothèse, une charpente destinée à dépasser l’inertie apparente du corps pour retrouver une manifestation vibratoire (Un ventilateur noir et une femme de chambre pour deux fois cinq cent ohms, 1994, le Canon à huit voix sur Frère Jacques, 1992-1993, Machine sentimentale, 1985- 87). Le théâtre des corps est celui d’une manipulation destinée à parvenir à la transition, à l’accomplissement des êtres hybrides, une transmutation alchimique de la figure humaine.
L’artiste offre un nouveau dessein à la figuration envisagée comme le reflet d’une incandescence des êtres dont le dessin ne cesse de se dérober pour laisser émerger des ombres, un reflet qui renvoie au spectateur son image happée par la sculpture.
L’artiste joue, par ailleurs, avec une parole émise par le corps, la chair devenue le lieu d’une éloquence, palpitant à l’orée d’un autre corps, celui du spectateur tout en instaurant une nouvelle agôn, qui invite à une reconsidération du picotage et des instruments culinaires comme dans Le repas électrique (1988), performance qui fait des convives des consommateurs d’un repas pétri de décharges électriques. L’oeuvre met ainsi en branle un toucher sensible, ce « geste toujours elliptique du salut » évoqué par Jacques Derrida dans son essai consacré à Jean-Luc Nancy (Jacques Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000).
Attentif au monde de son enfance, Hervé Lesieur propose enfin un ensemble d’opérations qui interrogent notre rapport à l’environnement, au contexte souvent dénié et qui trouve une certaine aura au travers du geste de l’artiste, une performance qui sublimait les deux terrils jumeaux de Ruitz dans le Pas-de-Calais. C’est ainsi que les corps issus de ce qu’il appelle les « vagabondages enfantins », s’inscrivent à la lisière du monde, sur des terrils, lieu d’une « oeuvre au noir », livrant une nouvelle transmutation de la matière.
Tel Zénon, Lesieur ordonne le monde à venir, donne, par le geste, accès à une parole inaugurale : « Au commencement était le verbe, la parole.[…] Et la parole a été faite chair. » (Jean 1 : 1 et 14). Il s’agit, par conséquent, de retrouver ce qui origine l’être sur ces mots surgis des monts noirs, ce que l’artiste définit comme « paysage biomorphe », lieu des souffles de la matière et de la parole, d’opérer dans une magnifique ode, une régénérescence de l’oeuvre offerte à la nature automnale, un Sunday, ce premier jour lumineux, au nom poétique : Dimanche 3 octobre 1999, le picotage de la trousse.
Amos Fergombé
Professeur des arts du spectacle
Praxis et esthétique des arts Textes et culture EA 4028 Université d’Artois
Edition L’être lieu, Journal d’exposition n°10 en chair et en os mars 2018