' Journal d’exposition « À corps perdus », Patricia Marszal - 2018 - Hervé Lesieur
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Journal d’exposition « À corps perdus », Patricia Marszal – 2018

À propos de l’exposition « À corps perdus » du 16 mars au 20 aout 2018 au Musée des Beaux Arts d’Arras

LA MATÉRIALITÉ DE L’OEUVRE PEUT-ELLE ÊTRE UNE QUESTION ? OU EST-CE UN PROBLÈME ?

« L’histoire de l’art est, pour une large part, celle des matériaux. Os, bois de renne sculpté, pierre gravées de cupules et poudres minérales broyées participent, à l’aube de l’humanité, de cette toute première confrontation plastique avec la matière. »1

Si la matérialité d’une oeuvre s’apprécie en regard des matières façonnées en matériaux qui la constituent, celles-ci ne cessent d’évoluer dans leur usage au cours de l’histoire pour tendre vers l’immatériel, l’instable, l’éphémère, le variable, jusqu’à intégrer l’altération, voire la disparition comme projet ultime.

Il est d’usage de penser que la sculpture, art du volume et de l’espace, s’est développée à travers l’usage de matériaux de taille directe ou de modelage : terre, pierre, métal, souvent d’origine minérale. En outre, dès l’antiquité, on retrouve les quatre éléments, terre, eau, feu, air comme catégories de la matière. Ainsi cette conception va perdurer jusqu’au XXème siècle chez des artistes tels que Joseph Beuys ou Yves Klein. Pourtant, dès le début du XXème siècle, les créateurs vont faire varier les matériaux engageant de nouveaux gestes et usant de nouveaux instruments. L’avènement de techniques modernes, de nouveaux processus de fabrication, d’inventions industrielles vont ouvrir des horizons de formes et de pratiques.

En même temps, la découverte des modes d’expression extra-occidentaux va enrichir l’imaginaire artistique des européens et introduire des répertoires esthétiques inconnus jusqu’alors. Dans les cabinets de curiosité, on collectionne des objets, artefacts, os venus d’ailleurs, dont le contexte d’émergence ou la valeur d’usage sont occultés au profit d’une lecture purement plastique, voire magique, précisément exotique. La découverte des arts issus de territoires tels que l’Asie, l’Afrique, la Polynésie, offre de nouvelles opportunités dont de nombreux artistes modernes vont se saisir comme Monet, Picasso, Derain, Matisse ou Giacometti. Ces derniers y décèlent une authenticité affranchie des conventions qui les brident, et en même temps une autonomie formelle dégagée de la recherche d’une stricte mimésis au profit d’une libre spiritualité.

Ce n’est pas un hasard si simultanément la notion d’oeuvre se trouve réinterrogée à l’aune des changements de conception de la matière, de l’espace et du temps.

« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par-là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art. » écrit Paul Valéry.

Sans chercher à dérouler une histoire de la matérialité de l’oeuvre, c’est précisément l’usage des matériaux organiques qui me semble constituer un intérêt particulier au regard de la pratique artistique d’Hervé Lesieur. Organiques à plusieurs égards: en ce qu’ils proviennent d’éléments vivants – arbres, hévéa, terre, épines de rose, os… – et en ce qu’ils évoquent le vivant : formes anthropomorphiques, électricité source de vie, échanges d’air dans les sculptures pneumatiques, fluides corporels, membranes suggérant la peau humaine, moules comme matrices reproductrices.

Dans les premières sculptures mécaniques d’Hervé Lesieur, le corps est conçu comme une machine mue par des sources d’énergies. Dans Un ventilateur noir et une femme de chambre pour deux fois cinq cent ohms (1994), l’élément mâle échange des fluides avec l’élément femelle par un dispositif de pompe à air qui gonfle un ballon duquel s’échappe un parfum féminin. Les circulations d’effluves attestent du caractère organique des pièces anthropomorphes comme chez les androïdes ou gynoïdes de la littérature fantastique du XIXème siècle.

Dans l’installation performée Le Picotage de la Trousse , réalisée sur le site des terrils jumeaux de Ruitz-Bruay-la-Buissière en 1999, la terre dont le double relief des turgescences de schistes évoque la maternité, est surplombée par la femme Trousse dont la robe est gonflée. Celle-ci suggère une opération technique de forage minier. Dans l’action, la terre se nourrit du souffle de Huit ouvriers machines qui pompent, ouvriers mineurs, soufflets mécaniques recouverts de membranes de peau en latex. Leur énergie est aspirée par le ventre de la terre comme dans une scène de création mythologique.

Lors de la performance intitulée Le repas électrique (1983), des réseaux de fils, de compteurs, d’ampèremètres, de voltmètres, des branchements transportent l’énergie électrique jusqu’à la bouche des convives.

Des échanges d’air se poursuivent encore dans la sculpture pneumatique Un baiser (2003). Les sphères de latex tirées d’une matrice en bois qui constitue une autre sculpture nommée Caput mortem, s’alimentent mutuellement propulsées par une pompe qui évoque les battements du cœur humain. Toutes les pièces à l’origine du travail de l’artiste sont des corps conducteurs. Ils soufflent, ils suintent, ils s’écoulent, ils s’affaissent, ils pompent, ils pulsent… Les interfaces entre les pièces conduisent, transportent, alimentent, nourrissent par des canules, tuyaux, cathéters, moteurs, autant de métaphores du vivant ou de tentatives de faire vivre l’inanimé.

On perçoit dès lors l’intérêt d’Hervé Lesieur pour la dualité entre Eros et Thanatos, pour la création comme lutte contre la certitude, l’immobilité, le figé, le stable, l’immuable. Aussi n’est-il pas curieux qu’il emploie ce qui reste de ce qui a été vivant et qui se transforme, le corps lui-même, ou plutôt ce qu’il en reste. Son jardin lui offre naturellement ces matériaux disponibles, sa maison étant construite sur le cimetière d’une ancienne abbaye médiévale. Ainsi, une partie du corpus de sa production artistique récente interroge le dialogue entre l’os et les autres matériaux issus de la terre: or, nickel, cuivre, plomb, bois, marbre, façonnés à dessin pour servir d’écrin, de socle, d’autel, de dispositif de présentation des fragments de squelette.

Les connaissances scientifiques portées aujourd’hui sur la matière redéfinissent le regard de nos contemporains par les notions d’onde, de particule, d’atome, de mouvement. Mais il reste nourri de représentations anciennes conférant aux matières une dimension symbolique, spirituelle, voire sacrée. C’est dans cette hétérogénéité de points de vue qu’il convient d’appréhender les matériaux dans les oeuvres, et particulièrement celles d’Hervé Lesieur. Marcel Duchamp tout en s’intéressant à la quatrième dimension (Le grand verre) cultive l’infra mince en élevant la poussière au rang de constituant de l’oeuvre (Élevage de poussière). La recherche scientifique s’accommode aussi du goût pour le dérisoire, le disqualifié, le quotidien, le trivial.

Quand les artistes modernes recherchent par la technique des sensations de mouvement, de vitesse, d’extension de l’espace et du temps (Laszlo Moholy-Nagy, Modulateur espace lumière), d’aucuns ramassent les rebuts, les déchets, traces mémorielles de la condition humaine, cheveux, ongles… avec lesquels Kurt Schwitters fabrique son Merzbau. La pratique du bricolage chère à l’art dit primitif ou à l’art brut ne rélève pas seulement d’une simple collecte au gré des trouvailles. Le propre du bricolage, écrit Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage « est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des bribes d’évènements : (…) des bribes et des morceaux, témoins fossiles d’une histoire d’un individu ou d’une société. »

La notion de fragment est fondamentale pour comprendre l’écart entre la présentation d’un os et la perception émotive que peut revêtir la vue d’un squelette dans son intégrité. Comme Rodin assemble des abattis provenant de plusieurs sculptures différentes afin d’obtenir des variations sources de surprises formelles, certains artistes s’approprient des os humains comme matériau dans une démarche totalement indépendante d’une approche spirituelle ou sacrée.

Le fémur d’homme belge de Marcel Broodthaers est peint des trois couleurs du drapeau, pied de nez à la notion d’identité chère à la pensée réactionnaire ou proposition invitant le spectateur à penser l’humain en dehors de toute catégorie ou de classification.

Dans la vanité, le crâne est tantôt un motif de représentation appelant à la méditation sur le devenir de l’homme, tantôt présenté en tant que tel dans son authentique matérialité comme dans les sculptures de Jan Fabre. Pour la biennale de Venise, à l’abbaye San Gregorio, dans l’exposition intitulée Sculptures de verre et d’os, 1977- 2017, l’artiste fait dialoguer le verre et les os humains ou d’animaux. « Certains animaux et tous les êtres humains sortent du égards pour ses dimensions à forte charge symbolique mais aussi pour ses qualités matérielles ou esthétiques. Javier Perez crée Barrocco en 1995, une robe en intestin de bovin sur le modèle de la robe de l’infante d’Espagne des Ménines. Le matériau séché et façonné offre des transparences et des effets de reflets dignes des soieries les plus raffinées. L’oeuvre se situe entre attraction et répulsion, seconde peau au sens littéral, qui magnifie le corps en évoquant l’intérieur de celui-ci, ce qui n’est pas montré car considéré comme impur ou impropre.

Narcisse, autre vanité réalisée en 2015 par Hervé Lesieur, en plus de se mirer lui-même naît de son propre sacrum doré à la feuille d’or. Le crâne renversé dans un mouvement spiralaire semble en suspension. L’or et le bois de l’autel sur lequel il se présente accentue la vanité du geste. En outre le caractère modulaire et articulé des vertèbres permet de créer des volutes sculpturales là où le schéma corporel se dresse ou s’aligne.

Dans la filiation des vanités peintes par Philippe de Champaigne ou Cornelis Norbert Gysbrechts, invitations à la méditation, Jana Sterback va plus loin en réalisant en 1987 Vanitas : Robe de chair pour albinos anorexique. Cette robe est confectionnée à chaque nouvelle présentation au Centre Pompidou afin que le processus de vieillissement soit donné à voir. Elle est composée de bavettes de boeuf cousues entre elles. Elle est toujours accompagnée de la photographie d’une femme portant la version fraîche. Celle présentée sur un mannequin de couture assume le vieillissement inévitable de la viande traitée à cet effet dans un processus de dessèchement. Endroit-envers, vivant-mort, seyant-repoussant, c’est dans cette dualité que la vanité s’exerce dans un va-et-vient entre l’être et le paraître.

Ainsi, le processus de l’oeuvre chemine, conditionné par la fragilité de la matière, par sa variabilité pour conduire jusqu’à son effacement possible. Le pas est franchi avec Marc Quinn, qui réalise son autoportrait en moulant sa tête, tentative de mimésis chère à tout artiste, et en congelant son propre sang : cinq à six litres par tirage, affirme la National Portrait Gallery de Londres qui l’a présenté. Depuis 1991, l’artiste réalise son autoportrait tous les cinq ans poursuivant ainsi l’évolution de la transformation de son propre corps.

La dernière vanité réalisée par Hervé Lesieur en 2016, Le tricéphale, présente un grand coquillage composé de trois crânes soudés posés sur un socle de savon imitant le marbre. Le matériau translucide, veiné, blanchâtre trompe-l’oeil, affiche une minéralité feinte. Qu’adviendra-t-il de ce support sensible? Tout matériau est-il voué au vieillissement?

Les matériaux organiques impliquent de nouvelles modalités d’acquisition: oeuvre à refaire à chaque présentation, conditions physiques de conservation extrêmes, acceptation du processus de transformation évolutif, collaboration avec les phénomènes naturels…Tous ces paramètres conditionnent de nouvelles définitions de l’oeuvre d’art, de sa valeur, des conditions de présentation, de sa pérennité. Ils engagent de nouvelles relations au public, de nouvelles perceptions, de nouvelles représentations de ce qui fait art, dans un souci de cultiver chez le spectateur sa capacité à questionner le monde et à éprouver la nature fragile de ce que les oeuvres nous disent de nous-mêmes.

Patricia Marszal

Inspectrice d’Académie

Inspectrice pédagogique régionale

d’arts plastiques de l’Académie de Lille

Edition L’être lieu, Journal d’exposition n°10 en chair et en os mars 2018

 

1 Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne. Florence de Méredieu. Paris. Editions Larousse, In Extenso, 1994.