' Journal d’exposition « À corps perdus », Mélanie Lerat – 2018 - Hervé Lesieur
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Journal d’exposition « À corps perdus », Mélanie Lerat – 2018

À propos de l’exposition « À corps perdus » du 16 mars au 20 aout 2018 au Musée des Beaux Arts d’Arras

Rebecca Horn et Hervé Lesieur

LE CORPS MACHINE, UN OBSCUR OBJET DE DÉSIR

On entend généralement par machine « un ensemble d’appareils capables d’effectuer un certain travail ou de remplir une certaine fonction, soit sous la conduite d’un opérateur, soit d’une manière autonome »1 . La machine s’opposerait au corps, organisme vivant, chair animée d’un être humain ou animal. Dès le XVIIIe siècle, époque de la création de l’automate, certains penseurs comme La Mettrie, auteur de L’Homme machine, comparent pourtant le corps à un mécanisme complexe dont le fonctionnement est assuré par un processus établi, régissant l’interaction et le travail des parties les unes avec les autres. À contrario, certaines machines comme douées de sensation et de réflexion, semblent parfois plus proches de l’organisme vivant qu’il n’y paraît.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, certains artistes se sont appropriés et ont détourné cette ingénierie en créant des sculptures motorisées, constituées d’éléments hétéroclites issus de l’industrie. Ces mécanismes semblent souvent anthropomorphiques : métaphore de l’humain et objet de fascination, ils placent le regardeur à la frontière de l’animé (littéralement doué d’une âme) et de l’inanimé, du réel et de l’irréel, face à un clone plus moins ressemblant. En leur conférant un mouvement à la nature et vitesse si particulières, l’artiste donne une intention dramaturgique à ces machines humanisées. Il sélectionne également des objets et crée des rapprochements chargés de dimensions symboliques. Les objets pourraient-ils être doués d’une âme ?

« L’être humain une chimère maladroite, un avorton monstrueux »

Rebecca Horn, artiste allemande née en 1944, s’attache très tôt à la performance et à la sculpture corporelle. Elle y met en scène son propre corps ou celui de collaborateurs affublés de prothèses artistiques. Elle en transforme le volume, en modifie les perceptions sensorielles et joue sur la portée onirique et métaphysique de ces appareils, masques, corsets ou extensions. Cette quête pourrait être en partie due à la santé fragile de l’artiste qui l’a conduite à des troubles physiques graves. Ces prothèses s’affirment comme des protections tout autant que des prolongements compensant les limites de son propre corps. Le thème des « mythologies privées » est d’ailleurs celui de l’exposition de la documenta 5 de Cassel en 1972 où, sur invitation du commissaire Harald Szeemann, Rebecca Horn présente un ensemble de performances.

Deux années plus tard, la performance Scratching Both Walls at once (Toucher les murs des deux mains en même temps) présente les mains de l’artiste prolongés par des gants-griffes, à l’exacte mesure de son corps et des dimensions de la pièce. Cette armature conditionne ses mouvements, la rendant vulnérable, inadaptée à son environnement. Paradoxalement, ces armes menaçantes lui permettent aussi de démultiplier la portée de ses gestes (on pense au personnage principal d’Edward aux mains d’argent réalisé en 1990 par Tim Burton). Au sujet du rapport de force entre le corps et la prothèse chez Rebecca Horn, Martin Mosebach écrit ces mots : « l’être humain (est) une chimère maladroite, un avorton monstrueux errant avec précaution dans le paysage. En fait, c’est la prothèse qui crée le handicap. Mais par son croisement fatal avec l’homme, elle devient réellement partie de son corps. La force vitale humaine coule en elle. Elle se nourrit de ce qui fait l’homme, jusqu’à n’en plus pouvoir. »2 Par l’adjonction de griffes, cornes, plumes ou ailes, il s’agit pour l’artiste de se métamorphoser en un être mythique doué d’un pouvoir surhumain qui prend possession et transfigure son corps, en dépasse les limites. Les objets auraient-ils des pouvoirs magiques ?

Le baiser du rhinocéros

Parmi les sculptures mécaniques de Rebecca Horn, Kiss of the Rhinoceros (Le Baiser du Rhinocéros) de 1989, exprime bien le rapport ambigu entre le corps et la machine, l’être et les objets. Métaphores du corps, des sensations et sentiments humains, deux cornes de rhinocéros sont montées sur deux arcs de métal. Elles s’embrassent et s’entrechoquent en créant un faisceau d’étincelles par l’action d’un moteur électrique. Transposant l’attraction érotique et pulsionnelle de deux corps, les machines se frôlent, s’attirent et se rejettent. Ce télescopage insolite d’objets, un mécanisme et un fragment d’ossement animal, et de sensation, la froideur du métal et le désir charnel, n’est pas un geste artistique fortuit. Dans cette oeuvre présentée dans l’exposition Les magiciens de la Terre en 1989 (Centre Pompidou et Halle de la Villette), le recours symbolique à la corne de rhinocéros évoque tout autant l’animal sauvage, imposant et belliqueux, que les vertus magiques et aphrodisiaques que la croyance chinoise prête à cet os. Cette chorégraphie des objets désirants pourrait être comparée à celle de Un Baiser, sculpture en latex réalisée par Hervé Lesieur en 2003. L’imaginaire fantasmatique projeté dans une machine hybride rattache ces oeuvres à la tradition de la science-fiction en littérature, L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam (1886), et au cinéma, comme Maria, personnage principal de Metropolis de Fritz Lang (1927) ou le monde prothétique de Crash de David Cronenberg (1996).

Les objets peuvent-ils s’aimer ?

Dans la sculpture machine au titre énigmatique, Un ventilateur noir et une femme de chambre pour deux fois cinq cents ohms (1995-1996), Hervé Lesieur présente deux silhouettes anthropomorphiques qui rentrent en interaction à mesure que la machine est actionnée par le regardeur. Constituées d’objets hétéroclites, les sculptures sont reliées entre elles par le tuyau contenant de l’air, raccordé d’une part à un ballon de baudruche, de l’autre à un tube à essai, lequel laisse échapper un effluve de parfum à mesure qu’une sonnerie se met à retentir. Ce « tableau poétique d’un échange de fluide, de machine à machine »3 transpose lui aussi le désir amoureux, charnel en procédant par analogies et correspondances sensorielles (la vue, l’ouïe, l’odorat). La nature et l’histoire précises des objets – laiton, cuivre, acier, baudruche, bois, pinceau, sonnerie, cathéter plastique, parfum, moteur électrique nous dit le site internet de l’artiste – comptent peu. Seule la réalité de leur forme, de leur mouvement et de leur assemblage confèrent une force ludique et provocatrice à ces corps-machines. Actionnant ou non la sculpture, le regardeur est à la fois maître et voyeur de cette mécanique du désir qui se joue, à l’envie, sous ses yeux.

Qui trop embrasse mal étreint

Habités par un désir qui ne se consume jamais, les corps-machines incarneraient la perfection, au-delà de la réalité et des limites de l’humain. La trivialité toute scientifique de la conservation de ces sculptures oblige à nuancer ce constat : à l’image du corps humain, la machine s’épuise, tombe en panne, nécessite un soin tout particulier, pose des questions nouvelles et non résolues par les récits de science-fiction. Un ventilateur noir et une femme de chambre pour deux fois cinq cents ohms, réalisé il y a plus de vingt ans, ne fonctionnait plus il y a quelques semaines encore. Sa présentation au sein de l’exposition du Musée des beaux-arts d’Arras a conduit l’artiste à réparer sa machine, se replonger dans son fonctionnement (il n’existe pas de plan de construction), localiser la panne et la réparer, soit en intervenant directement sur le moteur ou les circuits, soit en changeant telle ou telle pièce du mécanisme. Étape finale de cette renaissance, il fallait également remettre du parfum dans le tube à essai, privilège sensoriel si ce n’est sensuel, revenant à la propriétaire de la pièce.

Conserver de manière pérenne des sculptures-machines relèverait d’une quête utopique tant ces oeuvres sont menacées par l’obsolescence technologique de leurs composés produits et diffusés à un temps T par l’industrie et les circuits commerciaux, puis rapidement remplacés par une nouvelle technologie jugée plus performante. Paradoxe pour ces pièces mouvantes, le statut d’oeuvre d’art les fige dans leur unicité et leur authenticité. Avec l’accélération sans précédent des avancées technologiques, les oeuvres motorisées, et plus largement celles dotées d’un éclairage artificiel, de films ou de technologies numériques, seraient davantage menacées par le temps qu’une huile sur bois du XIVe siècle. C’est à la fois leur bon fonctionnement qui est en péril mais aussi l’authenticité de leur aspect visuel, donné par l’utilisation de matériaux constitutifs précis. Or, afin de respecter l’originalité du geste artistique, le cadre déontologique de la conservation-restauration préconise en cas de remplacement d’un élément sa substitution à l’identique. Dans cette redéfinition des liens entre art et technique, il est parfois difficile de décider s’il vaut mieux un corps-machine strictement authentique mais qui ne fonctionne plus ou une réactivation s’éloignant parfois de l’objet et de l’intention artistique originels.

Un ventilateur noir et une femme de chambre pour deux fois cinq cents ohms est donc un corps-machine chanceux, son créateur a pu le soigner et lui redonner vie tel qu’il l’avait conçu.

Mélanie Lerat

Conservatrice du patrimoine musée des Beaux-Arts d’Arras

Edition L’être lieu, Journal d’exposition n°10 en chair et en os mars 2018

1 Dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL)
2 « De l’objet animé à l’image animée. Rebecca Horn et le cinéma, catalogue de l’exposition Rebecca Horn au Carré d’art à Nîmes en 2000.
3 Michel Cegarra dans l’ouvrage Les Bras de la Vénus de Milo réalisé par Hervé Lesieur et La Tarande, 2003