' L’ATELIER EN ŒUVRE Hervé Lesieur - Eric Amouroux - 1998 - Hervé Lesieur
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L’ATELIER EN ŒUVRE Hervé Lesieur – Eric Amouroux – 1998

“ Ce qui nous incite à étudier le passé, c’est une ressemblance entre notre propre vie et ce qui n’est plus, ressemblance qui est une forme mal définie d’identité. C’est en saisissant cette identité que nous pouvons nous-même nous placer dans la région la plus pure, la mort ».

Hugo Von Hofmannsthal, Buch der Freund, Leipzig, 1929, p. III.

« Définition de la modernité comme le Nouveau dans le contexte de ce qui a toujours été présent ».

W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle, p. 560.

« Je ne puis me rapporter humainement à la chose que si la chose se rapporte humainement à l’homme. »

Karl Marx, Der Historich Materialismus, 1, p. 300.

 

Toute tentative de description me paraît invalidée ici, par la préexistence d’un catalogue déjà existant où la presque totalité des œuvres d’Hervé Lesieur est décrite avec minutie et brio par Patricia Marszal. Quelques contributions annexes (Paul-Armand Gette, Florence Hudelist) viennent compléter un tableau rétrospectif des œuvres. Dans cette mesure, tout ajout descriptif apparaît d’emblée comme superfétatoire (à l’exception de sa nouvelle création, qui s’inscrit dans le droit-fil de la méthodologie dialectique expérimenté par Hervé Lesieur). Mais plus que la dialectique, c’est la phénoménologie conçue sous son versant hégélien, qui est à même de rendre compte de la façon dont évolue la problématique artistique de notre artiste. Cette discipline philosophique se caractérise par la place de choix réservé au cheminement de l’esprit et aux différents parcours et étapes que celui connaît dans ses différentes sursomptions (entendue comme le dépassement, intégrant la notion de conservation du moment précédent).

Pour appréhender le travail d’Hervé Lesieur un détour par la biographie s’impose comme évidence heuristique.

Un exemple, quand il parle du Repas électrique, réalisé à trois reprises dans des lieux différents : l’Ecole des Beaux Arts de Tourcoing, le Musée des Beaux Arts de Lille, et enfin à l’école des Beaux Arts de Rouen pour le passage de son diplôme, l’artiste mentionne d’emblée, l’influence de son père. Le contexte de sa profession (horloger chez EDF) n’est pas étranger à l’élaboration des problématiques chez sa descendance, c’est aussi une source d’inspiration non négligeable quant à l’origine de certaines pratiques directement artistiques(1). Ce détail de sa biographie est éclairant au regard de l’importance de l’horlogerie dans la production des automates du XVIII ème siècle, les machines célibataires ou désirantes produites par l’artiste participent à cette catégorie d’artéfacts animés. Dans le même registre, on examinera attentivement la figure de l’artisan érudit dont parle Engels à propos de l’horloger, afin de mettre en parallèle cet archétype avec la posture de notre artiste. Pour lui, le bricolage doit être appréhendé comme ce qui permet de s’installer dans un espace mental propice à la méditation artistique, véritable propédeutique au faire œuvre, alors qu’il est trop souvent ontologiquement déprécié dans le monde contemporain. Cet exercice constitue pour lui un préalable indispensable à sa pratique, qui s’inscrit dans ses modalités les plus sophistiquées, comme c’est le cas dans son dernier travail vidéo. Ce médium est appréhendé, pour son pouvoir de modification potentiel de l’image. Pour Hervé Lesieur, tout l’intérêt de cette technique réside plutôt dans la phase de montage. Seule cette opération rend l’image tangible à ses yeux. Au contraire dans le moment de sa prise, sa réalité lui apparaît comme évanescente. Le montage permet pour lui un contact direct avec l’image.

On l’aura compris, c’est donc la méthodologie et à certaines références existentielles, plutôt qu’à la description de l’œuvre que prétend s’atteler cette présentation. Dans ce cas précis, cette dichotomie est insignifiante. Tant il est vrai que rarement une œuvre coïncide aussi totalement avec une vie.

Coïncidence d’autant plus évidente que l’existence tout entière est le sujet même autour duquel l’œuvre vient s’organiser.

Cet engagement est illustré par Hervé Lesieur au moment de sa scolarité quand en 1979, il réalise avec Le voyage en caisse ce qu’il est convenu d’appeler une performance(2). Pour ce faire il s’enferme dans une caisse et se fait envoyer par la poste au lieu d’une destination artistique préalablement fixée : l’école des Beaux Arts de Tourcoing.

L’attitude distanciée par rapport à la mort, n’est qu’une des modalités du rapport à la temporalité entretenue par l’artiste. De même que la mort est niée, pour faire place à un autre type d’expérience, le temps conçu sous la forme d’une succession est rejeté au profit d’un temps vécu comme un continuum.

La diachronie était vécue comme une expérience traumatisante mais aussi excitante dans Le repas électrique (décharges provoquées par chaque mouvement d’ingestion ou déplacement des ustensiles, sonneries retentissantes indiquant lesdits mouvements). L’artiste tentait ainsi d’échapper à la succession en créant ses machines célibataires où les flux temporels, sexuels, alimentaires pouvaient être géré de façon autarcique. Les désirs, les besoins étaient répertoriés selon un ordre de valeur propre au créateur. Les couples de créatures s’employaient à en satisfaire l’éventail, dans une sorte de complétude binaire qui tentait de concevoir le désir, non sous l’aspect d’un manque mais plutôt sous le registre d’un possible à réaliser, par complémentarité juxtaposée. Les machines étaient pourtant confrontées à l’inévitable répétition, elles ne pouvaient laisser place à un temps cyclique, où l’aléatoire puisse faire figure de nécessité(3).

Dans sa dernière pièce, Dimanche 3 octobre 1999, le picotage de la trousse, Hervé Lesieur propose d’aborder le temps sous un vrai versant synchronique. La succession y est niée, les documents qui montrent l’artiste en train de gravir le terril sont directement intégrés dans le travail. Comme s’il s’agissait de l’actualité la plus proche, aucune nostalgie n’est perceptible dans ce geste de récupération de l’archive personnelle. Le document accède à un autre statut, il est directement intégré au présent de la narration, présent lui-même, mis en perspective par la figure de la mise en boucle de l’escalade. À l’arpentage anarchique du terril, opéré de façon déambulatoire, moment de perte où le lieu semblait imposer sa logique à l’archéologue débutant, vient maintenant se surimposer une sorte de quête infinie de confins toujours reportés.

L’artiste semble convoqué par une toponymie sans fin qui ménage un espace infini à son appétit d’obstacles. La résistance du lieu devient un exercice de résistance à un temps syncopé.

Dans cette œuvre, on lira de façon distraite les références à Duchamp, les moules mâliques, et les spectateurs scrutant la scène à l’aide de leurs jumelles.

L’imaginaire se fera une fois de plus machinique, quand les sculptures mobiles d’Hervé Lesieur agiteront leurs architectures à la manière dont le désir dit sa réalité dans une turgescence ou une détumescence plus qu’indicative. On pourra aussi y voir de façon plus allégorique, des poumons se remplir d’un air que l’on devine chargé des miasmes véhiculés par les chariots de la mine.
L’ATELIER EN ŒUVRE Hervé Lesieur – Eric Amouroux –1998

► Voir Le voyage en caisse

► Voir Dimanche 3 octobre 1999, le picotage de la trousse

► Voir Le repas électrique

 

(1) “La montre est le premier automate utilisé dans un but pratique; toute la théorie des mouvements uniformes s’est développée sur cette base…Chez les écrivains allemands du XVIe siècle, la montre a donné l’idée d’utiliser dans la production des automates (Des automates mus par des ressorts).

W. Benjamin, cit. de Engels, Paris, capitale du XIX e siècle p. 706

(2) L’idée de performance est surtout éclairante, quand on réfère cette opération un domaine de langage. Dans cette sphère, un acte est dit performatif, s’il existe une réelle coïncidence entre l’action décrite et l’action effectuée. Quand, pour paraphraser Austin, dire, c’est faire.

(3) “ Les machines célibataires désirantes sont des machines binaires, à la règle binaire ou régime associatif; toujours une machine couplée avec une autre. La synthèse productive, la production de production, a une forme connective: “et”, “et puis”…C’est qu’il y a toujours une machine productrice d’un flux, et une autre qui lui est connectée, opérant une coupure, un prélèvement de flux (le sein-la bouche).”

G. Deleuze, L’anti-oedipe, p. 11