' Texte d'Amos Fergombe sur «Le repas électrique» d'Hervé Lesieur
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Texte écrit par Amos Fergombe sur «Le repas électrique»

Amos FERGOMBE

Professeur des arts du spectacle

Équipe d’accueil Textes et cultures EA 4028

Université d’Artois

Le repas électrique d’Hervé LESIEUR

Notre contribution à ce banquet scientifique, à la suite du colloque international « les festins et des arts » que nous avions organisé à Arras en 2008, sera de revisiter la mémoire, une nouvelle expérience de banquet qui substitue aux mets, des nouveaux fluides (électriques). Cette expérience fut l’œuvre de l’artiste, scénographe et enseignant à l’Ecole Supérieure d’Art du Nord-Pas-de-Calais, site de Tourcoing, Hervé Lesieur, titulaire du DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique) obtenu à l’Ecole Régionale Supérieure d’Expression Plastique de Tourcoing en 1982 où il s’est formé en arts plastiques, en histoire de l’art et en scénographie.

Cette formation lui a permis d’asseoir une démarche de plasticien et de scénographe. Les œuvres conçues par Hervé Lesieur, notamment ses performances et ses « machines célibataires » redessinent la place du spectateur, interrogent le corps et l’engagement du corps mu en corps « voyeur ». Cette approche du corps est également retrouvée dans les créations scéniques des compagnies théâtrales avec lesquelles il va collaborer : La Tarande, La licorne ou Interlude T/O.

Examiner l’œuvre de l’artiste dans le cadre de cette manifestation supposait de revenir à l’origine, celle de l’engendrement des dispositifs qu’il va réaliser en revisitant les modalités d’une présence du spectateur non pas hors de l’œuvre, mais en prise avec celle-ci. Ce corps à corps est aussi propice à des écritures performatives, dans lesquelles l’objet même de la représentation prend une autre dimension, devenant une véritable expérience du goût et du sublime. Le spectateur se confronte à une expérience qui interroge le principe esthétique, celle mise en œuvre dans un atelier-laboratoire qui le fait passer par des états du corps souvent insoupçonnés, des protocoles qui participent de ce que Roland Barthes appelle le « geste anthologique »1 de l’artiste.

Le repas électrique rend hommage à la mémoire de l’enfant, aux gestes d’un père horloger à EDF, dont l’atelier était déjà tapissé d’horloges électriques qui offraient à l’enfant le caractère d’une œuvre musicale, une nouvelle orchestration de la lumière. Réalisé en 1981 comme projet de fin d’études en arts, le repas électrique est une performance pour trois convives, piégés dans un dispositif de chambre électrique fait de panneaux de bois agglomérés dont les murs sont constellés de compteurs, de cadrans, d’appareils de mesure, des lampes à partir des horloges collectés par le père et d’horloges de la centrale électrique de Gosnay (Pas-de-Calais), le tout relié à une sorte de centrale installée sur la table. Les dimensions du dispositif sont précises et assez équilibrées : une largeur de 3 mètres, une profondeur de 4 mètres et une hauteur de 3 mètres.

La chambre électrique prend la forme d’une chambre funéraire accueillant des visiteurs échappés du quotidien et tentant par une certaine régénérescence provenant du vin aux vertus curatives et servi dans un verre illuminé, des épinards, aliments que la sagesse populaire considérait comme chargés de fer et des œufs d’esturgeon, choisis en raison de leur forme rappelant des billes et des électrons, tenus par une certaine valence chimique.

Cet espace de transition constitué d’objets récupérés, des ready-made d’horloges électriques, est aménagé pour un happening culinaire et artistique, instauré par un artiste devenu un alchimiste dont l’œuvre passe par l’accueil dans le creuset électrique des convives soumis à leur mutation organique.

Le banquet de Lesieur magnifie des restes, reconstitue à partir des câbles et des horloges glanés par le père horloger à EDF ou à la centrale de Gosnay. Ces objets sont sublimés dans une nouvelle centrale alimentaire destinée à éveiller tous les sens.

Participaient à la première expérience, les amis et membres de la famille2, trois convives élégamment vêtus, dans une tenue stricte, en référence, dira l’artiste, aux dandys et fantômes pouvant incarner et revivre une nouvelle expérience de spiritisme. La performance sera présentée 4 fois avant de connaître le sort réservé aux œuvres éphémères celui de disparaître à jamais tout en demeurant dans le souvenir et la mémoire de ceux qui les ont vécues.

Installés autour d’une table, servis par le maître de céans, les trois convives deviennent les consommateurs d’un repas pétris de décharges électriques. Leur fourchette, pourvue d’un contacteur de mercure, ne sert plus seulement à saisir les aliments mais à transmettre des sensations électriques sur les lèvres. L’artiste précisera dans ses indications :

« Ce même contacteur ouvre ou ferme le circuit électrique de divers appareils. L’alimentation électrique des fourchettes est de 4,5 volts les autres tensions électriques sont : 220, 110, 24, 6 volts »
L’œuvre d’art est un « dispositif », celui d’une invitation aux saveurs, une centrale électrique qui fait sourdre une musique surgissant d’un orchestre électrique qui fait résonner une musique des cliquetis. Maître de banquet, Hervé Lesieur est aussi celui qui allume et éteint des feux, veillant sur son circuit électrique. La chambre de réception est tapissée d’horloges électriques reliées par des câbles électriques. Les potentiomètres, véritables touches d’orgue lui servent à vérifier la circulation du fluide, et à signifier aussi l’acte à venir, une drama musicale et de lumière.

L’électricien s’est délesté de sa tenue bleu-ciel pour un costume plus strict, celui d’un maître d’hôtel, lui conférant une certaine allure de dompteur aux gestes rappelant ceux d’un opérateur très habile qui actionne le drame alimentaire.

Le maître des lieux est aussi celui qui invite les trois convives, une femme et deux hommes dans sa chambre, comme dans un écho à la pauvre chambre de l’imagination magnifiée par l’artiste Tadeusz Kantor dont l’œuvre influencera plus tard Hervé Lesieur. La chambre rend visible une sculpture qui exhibe son circuit électrique.

Les convives se livrent à un repas de table reliés au réseau électrique qui interargit avec les fourchettes pourvues d’un contacteur de mercure qui transmet la perception gustative. Principe passif servant à la fabrication d’appareils électriques et de mesure de température ou de tension des corps, le mercure conduit la chaleur. S’alimenter par le mercure, connu pour sa toxicité, c’est se nourrir pour mourir à petit feu.

Les relevés effectués par le maître de céans permettent de mesurer la perception gustative et peut être de simuler enfin la zone insensible de la langue, celle qui ne perçoit aucun goût.

Le feu se mêle au repas, électrifie comme pour mieux faciliter la consommation. Le repas électrique procure « moins une nourriture qu’une philosophie »3. Le dispositif instauré par l’artiste semble faire écho au Wagon-Restaurant de la compagnie Cook analysée par Roland Barthes : « le premier but est donc ici de purifier le repas de toute finalité proprement nutritive, de masquer, sous un protocole de soins, sa contingence même, qui est tout simplement de se nourrir dans un train »4, ou dans un salon d’art.

L’expression des convives est gommée comme si manger imposait de se défaire du plaisir. La saveur induit le « neutre », un nouvel état de l’art. Manger, c’est évidemment s’alimenter d’une énergie et des calories, une chaleur provenant des sources électriques. La nourriture est ainsi chargée de Joules, une unité quantifiant l’énergie, le travail et la quantité de douleur.

Manger c’est évidemment vivre une communion, celle du partage en commun, d’un aliment issu de la même source dont les vannes sont actionnées par le maître électrique qui opère comme celui qui alimente, régule et relie les convives et surtout les couverts au nodal installé au milieu de la table.

La cène imaginée par l’artiste est une invite à une théâtralité des saveurs, des délices alimentaires procurés par des stimuli et des branchements électriques qui ouvrent sur une transmutation des corps. La vie, mise sous perfusion, permet de combler la faim tout en effaçant tout affect dénié au consommateur invité à se souvenir en se souvenant peut-être de l’Ultima Cena, porteuse d’un « danger de mort », phrase inscrite par l’artiste à l’entrée de son dispositif.
1 Roland Barthes, « Wagon-Restaurant » dans Œuvres complètes I Livres, textes, entretiens 1942-1961, Paris, Seuil, p.946
2 Les trois premiers convives furent Patricia Marszal, Janusz Stega, Lucien Judczyk.
3 Roland Barthes, « Wagon-Restaurant » dans Œuvres complètes 1 Livres, textes, entretiens 1942-1961, Paris, Seuil, p.946
4 ibid.

► Voir «Le repas electrique»