À propos de la sculpture « Vénus aperta ».
Dans l’œuvre sculpté d’Hervé Lesieur, le corps humain est présent de manière récurrente, parfois en totalité pour Pied de nez ou Un Jeu d’enfant, parfois limité à quelques éléments : crâne et vertèbres de La Femme serpent ou du Narcisse, buste de la machine sen8mentale. Vénus aperta s’inscrit dans cette lignée.
Cette sculpture représente une femme nue ainsi que le sont souvent les statues figurant Vénus. Cependant, ce corps aux formes généreuses s’éloigne quelque peu de la silhouette des parfaite des mannequins ou des chefs d’œuvre de la sculpture classique. Hervé Lesieur se refuse à toute idéalisation. Sa Vénus est une femme banale, anonyme telles celles rencontrées quotidiennement dans la rue. Elle est réalisée à échelle 1 et le socle la surélève à peine. Le spectateur se trouve donc dans un rapport d’égal à égal avec elle. Cette créature, profondément humaine, n’est néanmoins pas tout à fait naturaliste. Elle est dépourvue de tout système pileux et le regard des yeux sans iris est vide comme pour signifier qu’il s’agit bien d’une statue.
De plus près, il est frappant de voir à quel point l’aspect de la chair est hyperréaliste. La carnation, le velouté et le grain de la peau sont rendus avec une grande justesse. La matière haptique de cette sculpture intrigue. Il est clair qu’elle diffère des matériaux de prestige de la statuaire classique. Cette substance aux évidentes qualités plastiques n’est en fait que du papier mâché dans lequel le sculpteur a incorporé de la sciure de bois d’acajou pour le rigidifier et lui donner sa matière et sa couleur de pêche. Ce matériau a été employé au XIXe siècle pour la production de mobilier et de toutes sortes d’objets dont des bustes de couture car il est à la fois solide et d’un faible poids. Ces atouts expliquent pourquoi il était choisi pour sculpter les têtes et les mains des géants des carnavals du Nord. Ce sont probablement les mêmes raisons qui ont conduit Franz West à l’utiliser à partir des années 1970 pour fabriquer les Passstücke (Morceaux soudés). Ces pièces, sortes de prothèses amovibles, nécessitent d’être activées par le spectateur et doivent donc être légères sans se déformer pour autant. Le rapport au corps est intrinsèque dans l’œuvre de Franz West tout comme il l’est, d’un autre manière, dans le travail d’Hervé Lesieur.
Vénus aperta a été coulée en creux dans un moule en résine façonné sur un véritable corps humain. Le papier mâché, une fois modelé, exige une considérable durée de séchage. Il faut ensuite poncer les différents éléments et ciseler avec minute les détails. À cette temporalité longue s’oppose celle de l’instant où le spectateur admire pour la première fois ce corps de femme enceinte. En choisissant un tel sujet, l’artiste s’inscrit dans une tradition qui remonte à la préhistoire, plus précisément au paléolithique supérieur. De fait, les statuettes féminines qui datent de cette époque représentent, en grande majorité, des femmes en pleine grossesse. Le ventre rond de la Vénus aperta laisse effectivement supposer la présence d’un fœtus. Mais des volets à charnières métalliques permettent de découvrir ce que cache ce ventre. Une fois ouvert, nul bébé à l’intérieur, mais tout un univers qu’il faudra prendre le temps d’explorer longuement. Hervé Lesieur se réfère à la tradiGon des « vierges ouvrantes ». Ces statues sont fendues verticalement sur le devant et s’ouvrent, tel un triptyque, pour dévoiler soit des scènes de la Passion, soit l’image de la Trinité.
Le religieux est également présent dans ce que l’artiste a choisi de sculpter à l’intérieur du corps. Une structure architecturale encadre la scène au premier plan. Cette arcade aux colonnes fasciculées, étayée par des arcs-boutants suffit à évoquer une cathédrale gothique, plus précisément la nef qui mène au chœur/ cœur. Mais de cœur, point. Le romantisme n’est pas de mise. Le sculpteur nous ramène à quelques réalités physiologiques de la vie humaine : se tenir debout, respirer et digérer. Pour ce faire, il façonne une colonne vertébrale, une trachée et des poumons ainsi que les circonvolutions de l’intestin. Le plancher de cet édifice religieux est couvert de boudins brunâtres qui font inévitablement penser à des excréments. Un escalier s’insère à la place du vagin. Il mène hors du corps, tel le canal de la naissance -qu’il est- pour le bébé à naître. Cela ramène aux propos de Saint Augustin quand il affirme : « Nous naissons entre les excréments et l’urine . » Dans ce ventre, le prosaïque s’allie au sacré, à * l’image de ce qu’est la maternité.
En admirant cette œuvre, l’observateur navigue entre des pôles contradictoires. Ainsi, le réalisme des proportions et de attitude de cette femme s’oppose à son étrange regard. Le matériau apparemment raffiné avec lequel elle a été modelée n’est qu’un amalgame de papier et de bois recyclé. Cette créature, solide et bien plantée sur ses jambes écartées, donne l’impression d’être pesante alors que, concrètement, son poids est minime. Ouverte, ce qu’elle donne à voir est bien différent de ce qu’il était possible d’imaginer tant qu’elle était fermée. Et le regardeur, face à cet oxymore sculptural, oscille entre spiritualité et réalité tangible, entre sensualité et trivialité. Vénus aperta pose des questions mais ne donne pas de réponses, pour mieux confronter le spectateur à l’inquiétante étrangeté du rapport au corps et à l’existence.
Godeleine Vanhersel 2020